Illettrisme dans les pays développés : en finir avec un tabou

Par Nicole Bella, responsable des statistiques d’éducation dans l’équipe du Rapport mondial de suivi sur l’éducation pour tous

Le quatrième objectif pour l’éducation pour tous est d’améliorer de 50% les niveaux d’alphabétisme des adultes entre 2000 et 2015. Dans la foulée de la Journée internationale de l’alphabétisation célébrée le 8 Septembre dernier, Nicole Bella écrit un blog sur ce qui se cache derrière les statistiques de l’alphabétisme dans le monde développé et en développement.

La Journée internationale de l’alphabétisation célébrée le 8 septembre depuis 1965 vient nous rappeler chaque année l’importance de l’alphabétisation pour les individus, les communautés et sociétés, et donc la nécessité de maintenir nos engagements. Tout comme l’éducation en général, l’alphabétisation est un droit humain fondamental dont tout un chacun doit jouir, un droit qui ouvre la voie à d’autres droits et contribue à l’autonomisation des individus et à leur insertion sociale, économique et politique. L’alphabétisation a aussi des effets bénéfiques sur tous les plans :

  • Savoir lire, écrire et compter sont des fondements pour tout autre apprentissage;
  • Fonctionner de manière autonome dans la vie de tous les jours : savoir lire, décrypter et comprendre une notice de médicament, par exemple, ou des instructions de sécurité sont des compétences indispensables pour sa santé et sa sécurité.
  • Savoir lire, écrire et compter contribue à la réalisation et au développement personnel des individus, et permet à chacun de jouir de sa liberté individuelle, de mieux comprendre un monde sans cesse en évolution à l’ère du numérique, et de s’y adapter.

Des engagements certains pour lutter contre l’analphabétisme existent aux niveaux international, régionale et national. Pour autant, des centaines de millions d’adultes à travers le monde demeurent analphabètes. Selon les estimations les plus récentes produites par l’institut de statistique de l’UNESCO, le nombre d’adultes analphabètes dans le monde a baissé de 12% depuis le début des années 1990. Malgré cette évolution, 775 millions d’adultes étaient toujours considérés comme analphabètes en 2010. Deux-tiers environ d’adultes analphabètes dans le monde sont des femmes.

L’analphabétisme et l’illettrisme, des problèmes propres aux pays en développement ?

L’écrasante majorité (99%) des adultes analphabètes dans le monde vit dans les pays en développement . Avec 287 millions d’adultes analphabètes l’Inde concentre à elle seule près de 37% du total mondial. Ce fait à lui seul a suffi à enraciner une idée reçue fort tenace : l’analphabétisme ne toucherait que les pays les moins développées ou que les populations immigrées dans les pays riches. En effet, les données conventionnelles tendent à dépeindre une situation idyllique dans les pays développés, avec des niveaux d’alphabétisme des adultes côtoyant les 100%. Cependant, des enquêtes nationales et internationales plus poussées indiquent que tel n’est pas le cas.

Comme le montre l’édition 2012 du Rapport mondial de suivi sur l’éducation à paraître le mois prochain, des poches d’analphabétisme et surtout d’illettrisme non négligeables subsistent dans ces pays, donc en France, et ne reçoivent pas toujours toute l’attention requise.  La persistance de l’illettrisme en Europe est également révélée par le rapport du groupe d’experts de haut niveau de l’Union Européenne sur l’illettrisme en Europe, paru le 6 septembre dernier. D’après ce rapport,  près d’un adulte sur cinq en Europe, soit 75 millions de personnes, ne possèdent pas les compétences de base nécessaires pour fonctionner de manière autonome dans une société moderne.

Bien que statistiquement flagrant, le sujet de l’illettrisme demeure pourtant tabou dans les pays développés où l’enseignement obligatoire est une réalité depuis des décennies et où l’éducation s’est massifiée depuis les années 60. Dans ces pays où les compétences de base en lecture, écriture et calcul sont censées être acquises par tous, les personnes illettrées vivent cette situation comme une honte quand elles ne sont tout simplement pas stigmatisées. Très souvent, elles ne le montrent et n’en parlent pas, ce qui constitue un obstacle à l’identification du problème et donc à sa solution.

Tous les pays développés sont concernés bien qu’à des degrés divers. Des niveaux relativement élevés d’illettrisme chez les adultes sont également signalés en Allemagne, en Belgique, au Canada, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, etc. En France, les chiffres sur la situation de l’illettrisme  datent de l’enquête Information vie quotidienne de l’INSEE de 2002-2005. Ils indiquaient que 9% des 18-65 ans étaient illettrés, soit plus de 3 millions de personnes. L’illettrisme évolue avec l’âge et touche plus fortement les groupes d’âge les plus âgés. De 4,5% chez les 18-25 ans, le taux atteignait 14% parmi les 56-65 ans. Outre l’âge, l’illettrisme varie également avec le sexe, le niveau socio-économique, les zones de résidence, le statut migratoire, l’ethnie. Il touche également davantage certains groupes de population tels que les prisonniers (le taux était de 40% dans la population carcérale).

Si l’absence de données récentes ne nous permet pas d’avoir une idée de l’évolution de l’illettrisme en France, les difficultés scolaires que rencontrent les personnes les plus jeunes ne sont pas de bon augure et peuvent contribuer à la persistance du problème à l’âge adulte. La dernière enquête PISA de 2009 indique qu’en France environ 20% d’élèves de 15 ans ont des difficultés relativement importantes en lecture et environ 23% en mathématiques. Ces chiffres posent clairement la question de l’échec scolaire souvent à l’origine de l’illettrisme. Malgré une légère baisse par rapport à 2007, en France près de 13% des élèves de CM2 (dernière année de l’école primaire) ne maîtrisaient pas les compétences de base en français en 2008 et près de 10% en mathématiques.

Agir maintenant ! L’illettrisme qui reste un tabou dans les pays développés tels que la France a pourtant des implications lourdes pour les millions de personnes touchées, leurs familles ainsi que pour la société toute entière, et requiert une action immédiate.

En février 2011, la commission européenne avait lancé un groupe d’experts de haut niveau chargé de donner plus de visibilité et d’analyser les politiques existantes sur l’alphabétisation. Le rapport issu de ses travaux est un appel clair à l’action et recommande à l’Europe de « revoir ses ambitions à la hausse et viser une alphabétisation fonctionnelle de tous ses citoyens ». Exemples d’initiatives et de programmes d’alphabétisation en Europe à l’appui, le rapport montre qu’un tel objectif est atteignable. Il prône une « appropriation politique et une coopération au sein de l’ensemble de l’échiquier politique et en dehors… ». La maîtrise des compétences de base doit figurer au centre de l’éducation, mais également au centre de toutes les politiques publiques concernées. Dixit.

En France, l’engagement politique actuel pour l’éducation et la jeunesse constitue une opportunité pour remettre la question de l’illettrisme au cœur de l’agenda politique dans ce pays à condition toutefois de ne pas oublier que l’illettrisme est surtout concentré dans les groupes les plus âgés. Améliorer la qualité des apprentissages à l’école primaire, au collège et au lycée est sans aucun doute crucial pour réduire la prévalence de l’illettrisme dans les années à venir. Pour autant, il est tout aussi impératif de lutter contre ce fléau aujourd’hui et de permettre aux millions d’adultes considérés comme illettrés de fonctionner enfin de façon autonome dans leur vie sociale, économique et professionnelle de tous les jours.

L’agence nationale de lutte contre l’illettrisme est entrée en campagne le 7 septembre dernier pour faire de la lutte contre l’illettrisme la grande cause nationale 2013. Osons espérer que ce vœu sera exhaussé et se traduira par des actes concrets. Une meilleure connaissance de la situation de l’illettrisme en France et de ses causes est en effet nécessaire pour définir des stratégies efficaces et ciblées afin de le résoudre.  La participation en cours de la France à la dernière enquête internationale de l’OCDE, PIAAC  (programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes) dont les résultats sont attendus en 2013, nous aidera à en savoir plus sur l’évolution de l’illettrisme des adultes dans le pays, et informera sans doute la prise de décision politique sur le sujet.

La persistance de l’illettrisme renvoie à celles des nombreuses inégalités qui continuent à gangrener les sociétés. Or, permettre à tout le monde de jouir d’opportunités égales en matière d’éducation, et d’acquérir les compétences base nécessaires pour vivre une vie comblée est un gage de paix et de stabilité. L’absence de perspectives, des aspirations non satisfaites peuvent entraîner des frustrations qui font trop souvent le lit des violences et des conflits (thème de notre rapport 2011 – les conflits armés et l’éducation) comme le montre le cas de trop nombreux pays d’hier et d’aujourd’hui (printemps arabe). Le prix Nobel d’économie 2001, Joseph Stiglitz ne dit pas autre chose dans sa publication Le prix de l’inégalité sortie en juin dernier.

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2 comments

  1. C’est un véritable défi de permettre à tout le monde de pouvoir lire et écrire ! Enfant, je voyais ma propre mère travailler avec beaucoup de passion en tant que monitrice en alphabitisation. A travers son engagement, elle aidé beaucoup de personnes âgées à savoir lire, écrire et compter. Ce qui leur a permis fructifier leur petit commerce. Tout le monde a le droit d’expérimenter ce grand plaisir qui est de savoir lire, écrire et compter!

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